Tchétchénie : le facteur religieux comme clé de lecture des (dés)équilibres politiques.
Le double jeu du chef Kadyrov
Depuis son intronisation en 2007 par Vladimir Poutine, Ramzan Kadyrov a développé une vision et une pratique de l’islam singulière, transformant ainsi l’islam traditionnel tchétchène et caucasien. D’un point de vue historique, le soufisme est le courant religieux le plus répandu dans la République russe.
Pourtant, à partir de la fin de la première guerre de Tchétchénie (1994-1996) un schisme théologique s’opère. Il est marqué par la pénétration des valeurs fondamentalistes puritaines (wahhabisme et salafisme) dans l’intelligentsia locale. Le rigorisme wahhabite et salafiste se mêle aux rites traditionnels soufis avec, par exemple, l’application partielle de la sharia (la polygamie est autorisée, les jeux de hasard sont interdits, le port du hijab est dorénavant inscrit dans la loi) conjuguée au culte des saints soufis ou zikr (notamment de Kunta-hadji Kiishiev, héros soufi de la lutte contre l’empire tsariste russe au XIXè siècle).
Le retour du discours islamique se fait non-seulement dans les discours officiels mais aussi dans les médias de propagande à la solde du régime. Il s’accompagne également d’un processus de cléricalisation de l’islam qui permet à l’État de s’assurer du monopole de la parole religieuse. Le gouvernement en place cherche à étatiser l’islam en créant des institutions religieuses centralisées (universités islamiques, écoles coraniques ou encore centres de médecine islamique) afin de s’opposer à l’islamisme prêché par les mollahs les plus radicaux. Mais cette cléricalisation se déploie tout de même sur fond de néofondamentalisme (réforme des moeurs, sharia, statut de la femme, etc…).
Une tentative de projection de puissance hors des frontières tchétchènes
Ce projet de moralisation de la vie quotidienne se conjugue au désir de Ramzan Kadyrov de devenir le chantre d’un islam modernisé au-delà des frontières de la petite République russe. En effet, un tel projet donne au chef tchétchène une visibilité notoire dans la région du Caucase Nord, en Russie et dans le monde musulman.
A l’échelle de la Fédération de Russie, le nouveau rigorisme religieux imposé par le despote tchétchène lui permet de conserver les faveurs du Kremlin. Car si Kadyrov a été placé à la tête de la Tchétchénie, c’est précisément pour exercer un fort contrôle sur les populations locales et pour conserver un semblant d’unité avec le reste du territoire russe. Toutefois, l’utilisation du facteur religieux comme outil de contrôle des masses peut poser problème. En exaltant la morale néofondamentaliste, Ramzan Kadyrov accentue le particularisme tchétchène au sein de la fédération de Russie.
Ses décisions vont parfois à l’encontre des valeurs défendues par la Fédération de Russie – en témoigne la mise en place partielle de la sharia qui met à mal le principe de laïcité pourtant inscrit dans la constitution russe – et cela crispe une partie Kremlin et de la Douma. Il conserve néanmoins le soutien de Vladimir Poutine qui voit en lui le porte-parole de la communauté musulmane russe à travers le monde. Le président de la Fédération de Russie n’hésite pas à intégrer Kadyrov dans sa propre délégation lors de ses déplacements dans les pays du Golfe. Ce dernier ne cache pas ses ambitions et souhaite intensifier les partenariats économiques et diplomatiques avec Ryad, Manama ou encore Amman.
Néanmoins, l’ambiguïté et les paradoxes inhérents à l’islam défendu par Kadyrov sont à même de fragiliser les liens qu’il cherche à nouer avec les monarchies moyen-orientales. En 2016, lors de la conférence islamique internationale à Grozny, ce dernier avait condamné le wahhabisme et le salafisme provoquant l’indignation des saoudiens et la colère du Kremlin.